mercredi 18 avril 2012

PETITES CHRONIQUES HOSPITALIÈRES DANS UNE FORET PROFONDE DE WALLONIE AU CENTRE WILLIAM LENNOX

PETITE CHRONIQUE HOSPITALIÈRE N°1

     Depuis trois jours, au centre neurologique Williams Lennox, dans la salle à manger de mon étage, j’ai un nouveau voisin de table. Ce monsieur a eu comme moi un AVC, à ceci près qu’il est hémiplégique droit et que sa parole en est affectée. Il porte autour du cou un Lourd chapelet d’où se balance un grand crucifix. On m’a dit qu’il s’agit de frère Guillaume ! Frère Guillaume affiche un sourire permanent que je pris d’abord pour un rictus de maladie.

    Ce n’est que lorsque je vis arriver deux de ses compagnons que je compris à leurs sourires identiques que ce doit être la règle chez eux. Ils étaient venus pour lui donner la bèquetée. L’un d’entre eux portait en bandoulière une guitare dont je redoutais qu’il se mette à interpréter quelque niaiserie. En robe de bure à capuchon bleu foncée et fortes sandales de cuir brut, leur taille était prise par une large ceinture. Ne voulant pas me plier à des règles qui ne sont pas les miennes, je les ai salué d’un « bonjour    messieurs »,    ce    qui    n’a    pas    eu    l’air    de    les troubler outre mesure. Mes martiens m’ont renvoyé un même « bonjour monsieur » dans leur merveilleux sourire d’abbaye. J’en fus vraiment troublé. A bien les observer, leurs sourires n’étaient pas feints. Ces jeunes gens, (pas plus de la trentaine), avaient l’air simplement et merveilleusement heureux.

     Arrivèrent, pour compléter ce tableau charmant, deux jeunes nones dont l’une, munie aussi d’un guitare, était franchement très belle. Chevelure blonde, nez en trompette lèvres pulpeuses. Elles étaient vêtues du même genre d’accoutrement que leurs camarades, mais portaient sur la tête un foulard chiffonné d’une toile légère et grossièrement tissée. Elles l’avaient noué dans la nuque de façon fort gracieuse. Tout ce charmant petit monde se fit des accolades en riant à belles dents. Je n’en revenais pas et s’il n’y avait eu d’autres convives, me serais senti de trop. Le repas achevé, ces boyscouts et demoiselles disparurent avec leurs guitares en poussant leur copain dans sa voiturette. Après cette charmante rencontre, je me suis dit que si un jour je devais me faire moine ce qui n’est pas probable.... , je serais de ceux là !

     Avant hier, j’ai changé de partenaire de chambre. Mon petit accidenté incontinent et sa trop grande tribu de visiteurs s’est exilé au premier étage. Je l’ai très vite regretté. Mon nouveau compagnon que je suppose être un paysan à la retraite est amnésique. Je le crois de la campagne parce que il a dit au docteur Millet qu’elle était une graine alors que moi, je l’avais supposée être de la famille du peintre. Il se croit au mois d’août, me demande mon nom toutes les cinq minutes, se croit à l’hôtel et veut que nous partagions ensemble le prix de la chambre. Il dit attendre que sa femme vienne le chercher pour déclarer dix minutes plus tard qu’elle est morte hier... , non, il y a dix jours... , non, il y a cinq ans. Bref, ce pauvre homme est complètement à l’Ouest. La première nuit fut pénible. J’ai dû lui montrer un nombre de fois incalculable le chemin de nos wc. Ensuite il prétendait que j’étais couché dans son lit et n’en démordait pas. J’ai fini par prétendre que je lui avais prêté le mien parce que il est meilleur, ce qui l’a calmé au point qu’il a probablement gagné le droit d’être inscrit au livre des records pour un ronflement supersonique. Les premiers mots qu’il m’adressa le matin furent :  « qui êtes-vous ?    Comment vous êtes-vous introduit chez moi ? Les choses se sont vraiment gâtées lorsqu’il a abandonné ma veste dans je couloir, empoché mon peigne, mon portefeuille, deux bics et fait disparaître la télécommande de la TV.

    Les infirmières consultées, mes objets personnels me furent restitués et la télécommande découverte bien plus tard dans sa trousse de toilette. Décision fut donc prise de me changer de chambre. Une chambre seul, s’il vous plait, pour me récompenser de ma patience et parait-il de mon bon caractère !!! Cette chambre était occupée par un autre rigolo qui m’avait dit il y a quelques jours avoir acquis en cachette 2000 poules. Il me demandait si je pouvais l’aider à les libérer parce que la police les lui avait confisquées. Je lui avais répondu que pour une telle opération délicate, le mieux serait de s’allier avec un médecin. C’est donc lui qui a rejoint mon amnésique cleptomane. Ils s’entendent très bien! Comme ils sont tout deux chauves et moustachus, je les ai surnommés les Dupont et Dupond.

     Mais, hier soir, les choses se sont gâtées. Une femme est entrée comme une furie dans ma nouvelle chambre et s’est mise à fouiller dans mon armoire. Il faut vous dire qu’elle n’a plus de porte, l’armoire, son mari, Mr Dupont, l’ayant arrachée au cours d’une crise. Cette Virago prétendait y trouver deux paires de chaussettes propres et un bas de pyjama sale. J’ai dû la chasser du mieux que j’ai pu à coup de reproches acerbes. Beaucoup plus tard, j’étais au téléphone à deviser agréablement avec mon amie Mirona lorsque je l’ai vue réapparaitre bille en tête, parcourir du regard la chambre et s’emparer de la télécommande de ma TV . Alors que je tentais de la lui reprendre, elle me bouscula et disparut tandis que mon lit amortissait ma chute.

    Remis debout, je me précipitai clopin clopant vers mon ancienne chambre où se jouait la suite du vaudeville. Dupond et Dupont étaient assis, l’œil vague, un sourire niais aux lèvres. Ils écoutaient la femme hurler aux deux infirmières et à l’infirmier mobilisé pour la circonstance que son mari avait droit à la télé, qu’elle y veillerait, qu’elle avait payé pour ça et que je n’étais qu’un voleur de chambre et de télécommande. Je lui fis remarquer que j’étais aussi un patient mais en voie de devenir très impatient et que ses grossièretés commençaient à m’énerver. J’eus ensuite la bonne idée de raconter à l’assemblée réunie comment ma télécommande précédente avait disparu la veille. Et c’est bien dans les affaires de toilette de mon ex compagnon de chambre que fut retrouvé l’objet tant convoité à la grande honte de la Virago. Le plus drôle est que j’ai vu ce matin mes deux compères arriver au petit déjeuner, l’un d’eux muni de la dite télécommande. Je gage que le vaudeville n’est pas encore fini.

   

 
PETITE CHRONIQUE HOSPITALIÈRE N°2

     Centre neurologique William Lennox ! En bon petit reporter, j’ai fait une recherche sur qui était ce bon Monsieur William. Lennox. Célébrité médicale née en1884 à Colorado Springs, il mourut en 1960 en s’étouffant au cours d’un banquet donné en son honneur. Accessoirement, il fut le père de la neurologie et on lui doit un combat courageux contre la discrimination qui frappait les personnes épileptiques.

     Cependant, Lennox évoque pour moi un souvenir.
     Lors de mon périple autour de l’Amérique du Sud à bord du voilier Prototype, après avoir navigué plus de cinq mois dont deux dans la solitude angoissante des canaux de Patagonie, nous passions, par petit matin ensoleillé, le mythique Cap Horn. Nous bénéficions d’un temps de fillette. Cette Météo aussi rare que passagère avait dû être celle de son premier franchissement. Elle valut au plus grand océan du monde son nom de Pacifique. Plus tard, nous tentions de gagner l’Océan Atlantique par le redoutable détroit de Lemaire. Une nouvelle tempête s’était levée. Des vents contraires de plus de 120 km/h et une énorme mer désordonnée nous repoussaient vers le... Cap Horn. A la tombée de la nuit, nous étions devant un choix cornélien. Soit, remonter le Beagle jusqu’au petit village de Puerto Torro (le plus Sud du monde), au risque de nous y échouer de nuit, ou espérer regagner l’archipel du Horn battu par les vent des cinquantièmes hurlants avant le couchant. Ce fut notre choix forcé.

    C’est à l’île de Lennox (hommage au célèbre médecin?), juste derrière le Cap, qu’épuisés nous mouillions nos ancres dans la baie Ouest. Ile plate battue par les tourmentes, mauvais mouillage, nos ancres chassaient. Comme des zombies, ivres d’épuisement et d’angoisse, nous avons dû appareiller au cœur de la nuit vers la baie Est à peine mieux protégée.

    Je ne savais pas, en cette nuit où j’avais pensé à la mort que je m’échouerais un jour en un autre Lennox, île médicale celle-là, et érigée en une sombre forêt wallonne.

    En ce samedi matin, je revenais d’une petite promenade dans le parc enneigé. A vrai dire, j’étais allé fumer une cigarette. (J’ai des amis et amies non fumeurs que mon honnêteté va faire hurler. J’assume !)

    L’entrée principale du Centre franchie, je parcourais les longs couloirs orwelliens lorsque J’avisai, au fond d’une autre perspective à la Alpha-ville, mes Dupond et Dupont. Comment se s’étaient-ils égarés jusque là ? Mystère ! Ils me confièrent être à la recherche d’un cinéma. Ils allaient peut-être revoir « La grande Vadrouille ». J’entrainai mes deux lascars cinéphiles vers un ascenseur et les ramenai à leur chambre. Ils avaient déjà oublié leur projet culturel. Dupont me remercia et me demanda qui j’étais et ce que je faisais chez lui. Ensuite je suis allé voir les trois infirmières qui fumaient leurs clopes sur le pallier extérieur d’un escalier de secours new-yorquais. Je les y avertis de l’évasion. J’en fus remercié chaleureusement. J’entendis même murmurer : « Putain, on se serait fait vachement engueuler. »

    Ce matin, au petit déjeuner, Dupond a plaint ma canne que j’avais appuyée dans un angle de la salle à manger en me demandant pourquoi je l’avais punie. Cet homme a de l’humour! S’asseyant face à son camarade qu’une infirmière avait harnaché d’un grand bavoir, il lui a dit : « Mais, c’est que tu es mignonne comme ça, ma poule ! » Il n’a cessé ensuite de chercher son couteau qu’il avait en main.

   Cet après-midi, avant d’écrire ces lignes, j’ai suivi jusqu’au parking un couple que j’aime beaucoup. Elle est rescapée d’un infarctus et ne fut réanimée qu’assez tardivement. Son cerveau en a pris un coup. Elle ne fait plus trop la différence entre ses images mentales et le réel ce qui fait d’elle une sorte de poème vivant. Elle a la quarantaine. Je la trouve très charmante. Elle marche déjà un peu, me salue très gentiment quand je passe devant sa chambre ouverte et nous échangeons alors des mots aimables. Je pense qu’elle s’en sortira bien. Sa mésaventure m’évoque une autre crise cardiaque. Celle qui fut fatale, à la femme que j’aimais tant.

    Le mari de la dame est le plus gentil et le plus optimiste des hommes. Il porte la barbe noire et fournie du capitaine Haddock. L’autre jour je lui ai dit combien j’admirais son optimisme. Il m’a répondu qu’un jour sa fille ainée était rentrée à la maison de très mauvaise humeur. Elle lui avait interdit de lui parler parce que son optimisme allait l’empêcher de vivre pleinement sa colère. Il l’a laissé tranquille.

    Ce couple est très amoureux. Ils ont trois filles. Deux chrysalides de 13 et 15 ans dont la plus jeune porte comme il se doit un appareil dentaire et une ravissante petite femme à peine papillon de 17 ans. Elle à la crinière léonine. C’était la première fois qu’encadrée des siens ma voisine faisait ses premiers petits pas hésitants sur un chemin du parc. Elle disait très bas :
« C’est beau, j’ai peur, j’ai trop peur, mais c’est si beau ! » La famille s’est arrêtée un moment et il a fait deux photos d’elle et de ses filles encadrant et étayant la maman qui riait.
 
   Ensuite, ils se sont dirigés vers le parking et je les ai perdus de vue. J’ai seulement entendu qu’elle avait compris que pour la première fois elle allait pouvoir rentrer chez elle entourée des siens pour un court week- end. Elle disait comme une enfant qu’elle était redevenue : « Oui, Oh ! Oui ! Merci, Oh ! Merci, mon amour ! Merci ! J’en ai pleuré, j’ai repensé à l’amour et à qui vous savez.

    
 
PETITE CHRONIQUE HOSPITALIÈRE N°3

    Au deuxième étage du bâtiment principal du centre neurologique Williams Lennox si bien lové dans sa forêt profonde d’un Wallonie enneigée, une infirmière de nuit de la section C2 parcourt silencieusement d’interminables couloirs. Seul le grelotement des roulettes de l’étrange engin médical qu’elle pousse devant elle la trahirait si l’étage n’était profondément endormi. Voici qu’elle ouvre la porte d’une cellule, pardon, une chambre. La n°257. Il est 05h30’ du matin. (J’ai eu envie d’écrire cellule parce que les portes ne se verrouillent que de l’extérieur. D’ailleurs, certains passent la nuit bouclés, mais, le savent-ils seulement !)

    « Bonjour Mr Defize, Je viens prendre votre tension. »
    Chaque matin, je suis réveillé par le même rituel.
    Chaque matin, je maudis la cruauté de ce réveil.

    Pourtant, aujourd’hui, comme hier et avant hier et tous les autres jours, je fais bonne figure et pousse un bonjour qu’on croirait être celui d’un homme éveillé depuis belle lurette. Je suis comme ça, positif jusqu’à l’imbécillité ! J’aime faire croire, qu’à toute heure, je suis au meilleur de ma forme.

    Ce matin j’ai 17 de tension ! Il semblerait que ce soit beaucoup trop, surtout au réveil. A vrai dire, je me suis toujours foutu de ma tension. Mais aujourd’hui je me sens fébrile et je repense au rêve que je fis cette nuit. (Il doit être responsable de la tension). Ce rêve qui m’avait réveillé m’avait permis d’admirer les spirales de flocons qui dansaient devant la baie vitrée. Les contorsions aléatoires de leurs ondulations étaient étrangement en résonance avec les souvenirs sombres de mon rêve.

    Serais-je devenu zinzin moi-même? Après tout, je pourrais, comme les Dupond et Dupont, ne pas m’en rendre compte. Il y a ici tant d’autres patients qui n’ont plus tout leur sens commun. L’amabilité du personnel soignant, les attentions des kinés et autres ergos, ainsi que les attitudes aimables des médecins ne sont-ils pas des signaux alarmants. Tout ce petit monde m’observe, me guette, suppute, scrute, me juge certainement. Ne me fait- on pas faire des tests, des exercices étranges, des devoirs absurdes, comme trier 6 fois par jour des cartes représentant des photos de main coupées crispées dans mille positions. Il me faut les répartir en deux tas, les gauches d’un côté, les droites de l’autre. Je me plie à l’exercice pour ne pas les décevoir mais je fais plein de fautes.

   On me parle différemment qu’aux autres patients. On ne me dit pas :
« Est-ce qu’il a bien mangé sa soupe. »
Ou : « Est-ce qu’il est bien allé à selle... On ne triche pas, on dit la vérité à la gentille infirmière. »
Ou encore : « Il va se changer maintenant et il doit se raser. C’est quoi, ce laisser aller, petit garnement ? »
Non ! On s’adresse à moi comme si j’étais normal. Et c’est ça qui est inquiétant !
Bon! Trêve de parano. De ce côté là, je suis probablement comme avant. D’ailleurs, ils m’ont fait un encéphalogramme avec plein de fils sur la tête. A l’écran les zigzags avaient l’air réguliers, normaux.

   Mon cerveau ! Je suis bien heureux de le savoir en état de marche, encore que! En rédigeant ma chronique précédente, je me suis surpris à me demander comment je pouvais manœuvrer un bateau au Cap Horn avec mon bras paralysé. J’ai tellement bien intégré mon nouvel état qu’instinctivement, je m’imagine dans le passé tel que je suis devenu aujourd’hui.

   Ce matin, je n’ai pas eu ergo après la kiné. J’ai voulu regagner ma chambre. C’était l’heure où on les nettoie. J’ai dû donc me replier vers la salle à manger. Je n’y étais pas le premier. Une armada de chaise à roulettes avec leurs chargements de chairs meurtries y attendait la fin du ménage. Il y avait un vieil homme sans dentier au coup décharné. Les yeux exorbités, il scrutait le vide. Une grosse dame s’était tellement effondrée dans sa chaise que je crus qu’elle allait basculer. On l’y avait heureusement ligotée. Il y avait aussi le petit nouveau, un jeune homme d’une quinzaine d’année très maigre. On l’avait affublé d’un bonnet de père Noël. Il s’était endormi. Et puis, il y avait l’Africaine qui ne porte plus sa tête. Elle pendouille la bouche ouverte pour laisser échapper un long filet de bave. Elle regarde, par en dessous, l’écran de la télévision murale qui, le son coupé, déroulait un épisode de ce que je supposais être une série genre «Amour, Gloire et Beauté ». Enfin, il y avait la Castafiore. Le plastron gonflé d’une paire de seins bibendum, elle pérorait comme d’ordinaire des compliments sucrés à ses voisines de table. Ses jambes maigrelettes reposeront probablement pour toujours sur les marchepieds de son engin. Elle règne sur ses estropiées avec une autorité satisfaite d’ancienne. Elle m’énerve passablement, surtout au petit déjeuner où j’aimerais tant qu’elle cesse de rire trop fort de se voir si belle en le miroir des autres éclopées.

    Dupond s’était perdu. Il tournait en rond à la recherche de sa tanière. C’est qu’il a perdu Dupont, son compagnon et guide de chambrée. Celui-ci a été libéré ce matin sous nos applaudissements. J’ai cru qu’il rentrerait chez lui, mais non ! Son épouse, la virago de l’autre jour l’a fait placer dans un home. Il semblait satisfait de ce choix.

   Et moi ? Assis sur une chaise, la canne entre les jambe, mon bras gauche pendouillant inerte à mes côtés, de quoi avais-je l’air ?...

    ... Tu es un éclopé parmi les autres, mon vieux !

   D’ailleurs, moi aussi je regardais l’écran muet. Cadres serrés, beaucoup de champs contrechamps où des acteurs et des actrices bien coiffés vivaient leurs drames. Je m’inventais les dialogues. Ils parlaient d’amours brisés par des maladies rares, de passions, d’abandons, de trahisons... Mais sur l’écran, à ma grande surprise, une porte s’ouvrit brusquement. Je vis un bel athlète pousser une chaise roulante. Une superbe blonde y souriait. Elle ne bavait pas. J’étais revenu à Lennox !

    J’entendais de temps à autre Dupond demander « où est ma chambre ». Le départ de son camarade achevait de l’égarer. J’en ai assez des chants de Noël, ces mélodies sirupeuses qui sourdent des portes entrouvertes. J’en ai assez des décorations défraichies, des petits sapins artificiels et de leur fausse neige. Je suis de mauvais poil.

  J’ai loupé le week-end dernier. Deux désistements pour de vraiment bonnes raisons. Je suis donc resté à Lennox. Heureusement, dimanche un couple d’amis est venu me tirer de là et nous sommes allés au restaurant à Lasnes. C’était super !

   Au dîner  « tartine thon mayo » de ce soir là, la Castafiore a découvert qu’une déco murale pouvait dégueuler en continu une musiquette électronique. J’ai pu reconnaitre vaguement « Petit Papa Noël ». Je me suis levé et me suis fait apporter mon plateau dans ma chambre.
 
   A propos, le réveillon approche. Je le passerai chez ma fille Isabelle. Elle est très belle et je l’adore. Elle en profite un peux. Au restaurant elle préfère souvent les plats les plus chers. Ce coup-ci encore, ce sera elle qui régalera toute la famille compliquée que nous sommes.

 
PETITE CHRONIQUE HOSPITALIÈRE N°4

     Me réveillant ce matin dans mon petit chez-moi douillet du Centre Neurologique William Lennox, je me suis traité d’imbécile.

    L’hôpital devrait bientôt accueillir de nouveaux patients. (Patient! Merde, le terme est vraiment bien choisi).

   Une jeune employée administrative m’avait abordé hier après-midi pour m’annoncer que ma chambre individuelle pourrait m’être retirée bientôt. Il fallait donc que je lui dise rapidement si je serais d’accord de payer les 38 Euros quotidiens qui me permettront de sauvegarder l’intimité de ma tanière.

    La fille était mignonnette, je voulais lui plaire en me montrant peu compliqué. (Je suis comme ça, je veux toujours que les gens m’aiment). Je lui répondis donc sans trop avoir réfléchi à la question que, « bon, tant pis, j’irai rejoindre le nouveau compagnon de chambrée qu’elle voudra bien me désigner ».

    Mais ce matin, dans le miroir de mon cabinet de toilette, le rasoir encore en main, je compris que j’avais été stupide. N’avais-je pas déjà connu deux mauvaises expériences de compagnonnages ?

    Effectivement, transféré de St Jean à William Lennox on m’installa dans une chambre double provisoirement inoccupée.    J’en    rêvais !    Elle    était    merveilleusement lumineuse. Je choisis le lit le plus proche d’une grande baie vitrée qui donnait sur une belle forêt d’automne alors encore touffue. Elle dégradait ses rouges de rouilles vers de subtiles ors en se jouant des gammes de roux intermédiaires. C’était sublîîîîme de beauté ! (Comme dirait ma belle-sœur). Lorsque la nuit fut tombée, me réjouissant d’être encore seul, je m’endormis satisfait. Réveillé le lendemain par un lever de soleil d’une beauté sanglante, c’eut été presque le bonheur si je ne m’étais souvenu des raisons de ma présence ici.

     Tous les matins il me faut un long moment pour me rappeler mon handicapante hémiplégie. On ne me livra un compagnon de misère que le lendemain en fin de matinée. Sa civière était escortée d’une famille très affairée qui semblait ne même pas m’avoir remarqué tant elle était émue. A leurs yeux embués, j’étais peut-être un truc neutre, transparent et un peu encombrant qui se serait approprié une part de l’espace vital de leur cher enfant grabataire.

    Une grosse dame engoncée dans son manteau de fourrure et très encombrée de sacs en plastiques rebondis, la mère, me marmonna cependant un vague bonjour.

    Le gros monsieur à la voix tonitruante et aux bacantes gauloises, le père, s’appropria ce que j’avais cru être ma chaise et y déposa un séant de forte dimension.

    Une jeune fille exotique, ma foi très jolie dans le rôle de la fiancée, épongeait le front de l’impotent avec tendresse.
   
    J’allais devoir partager la 258 avec ce pauvre garçon !... 
... Il était pitoyable. « Ce n’est plus qu’un malheureux demi-légume », ais-je pensé alors.

    On l’appellerait Farid. Il avait 22 ans, toutes ses dents et quelques caries ! Je l’ai vu car il gardait en permanence la bouche ouverte. La moitié de ce que je vis qu’on y introduisait à l’heure du repas s’en évadait en coulées obscènes. Pour le reste, il pouvait rouler des yeux et bouger les doigts, pousser deux trois mots à peine soupirés, guère plus.
 
    Farid ? Ce prénom coïncidait mal avec le profil « Bleu, Blanc, Belge » de ce fils de charcutier ardennais.

     Sa promise s’appelait Malika ce qui, par contre, lui convenait parfaitement.

    Un vide sidéral dans le regard, Farid sortait à peine d’un mois et demi de comas consécutif à un accident de la route. On avait dû le trépaner. Sur son crane rasé, on voyait la blessure en voie de cicatrisation.
    « Le coup du lapin », m’avait dit sobrement la mère.
    « Reste plus rien de ma BM », compléta le père avec un peu de regret dans la voix.
    « C’était pas sa faute », s’indignait Malika qui s’en était tirée sans une égratignure.

   J’entrais ainsi dans leur intimité et, bien malgré moi, n’en sortis plus. C’était une famille terriblement aimante. Je la vécus à mes dépends. Chaque jour, de 12h à 21h, j’eus à subir leur assiduité au chevet de l’infortuné gamin. Ils jacassaient sur fond de télévision que Farid appris vite à déclencher dès 9h du matin (toujours sur RTL ou à défaut sur AB3), et ce jusqu’à 23h. Je me procurai un casque et lui proposai de lui en louer un aussi. Sa dragonne de mère m’expliqua que sa minerve, la faiblesse de ses bras droit et le plâtre du gauche l’empêcherait de l’employer. Je dus bien admettre que oui et mendiai sans trop y croire une baisse de volume sonore. Je voulais rester discret et ne pas déranger une si charmante famille.

   Oui ! Je m’étais pris d’empathie pour mes tortionnaires. (Le syndrome de Stockholm, probablement)! Dès lors, avec mes lobes acoustiques collés aux tempes, je me métamorphosai en une sorte d’étrange insecte téléphage. Enfin, fatigué des jeux, téléréalités et autres séries policières, je résolus de m’évader le plus souvent possible dans le parc, ce qui me fit bien progresser la marche. J’avais abandonné depuis peu la chaise à roulette pour l’élégance d’une canne. C’est là que je fis la connaissance des fumeurs du centre William Lennox, qui sont ce qu’il y a de plus agité parmi les patients impatients.

     Je m’étais trompé lourdement !
     Farid récupérait incroyablement vite.

    Retrouvant la parole il se mit à roucouler des mots doux à sa belle. Je tirais alors le rideau pour laisser plus d’intimité aux amoureux. Farid s’était appelé Kévin. Par amour et pour pouvoir épouser sa belle, il s’était fait musulman, avait subit une circoncision et avait dû changer de prénom pour respecter ses nouveaux préceptes religieux au grand dam de ses parents qui finalement s’y étaient faits.

     Je voyais bien qu’ils lui passaient et passeraient encore tous ses caprices.

    Le pire, pour moi, c’est que Farid était encore incontinent. Lorsque l’infirmière venait lui changer ses langes, elle tirait le rideau pour nous séparer et je me retrouvais coincé le temps de l’opération. Au bord de l’asphyxie, j’attendais son départ pour ouvrir le vasistas. Quand j’eus compris ses horaires intestinaux, je quittai la chambre à temps en recommandant à l’infirmière de ne pas oublier de l’aérer. Habituée au parfum, elle avait l’air surprise de me voir si délicat.

    Je m’étais déjà pris d’affection pour Kévin-Farid lorsque je le vis faire ses premiers pas. (On est tous des petits enfants, ici) ! Bientôt, me dépassant fièrement, il galopa librement dans les couloirs.
Ses nombreux copains s’étaient ajoutés aux visites de la famille. De look un peu voyous, ils avaient tous la coupe « nuque bien rase » et la veste à capuche de banlieue réglementaire. Les chaises étant occupées de droit par la famille ils s’asseyaient sur mon lit. Comme ils manquaient de place, je me poussais un peu. Tout le monde était gentil avec moi, m’offrait des cornes de gazelles, du coca et croyait ne plus me déranger dès que j’avais osé demander de tirer le rideau de séparation. A vrai dire, manquant de sommeil, je m’épuisais tandis que Farid progressait.

    Je m’en ouvris aux infirmières aux kinés et au docteur Millet. Décision fut prise d’exiler mon cher camarade au premier étage. C’est ainsi que j’héritai de l’incroyable Monsieur Dupont.

    J’allais parfois rendre visite à mon ami Kevin-Farid ou le croisais dans les couloirs de la kiné. Je voyais que son évolution se marquait par un certain « je m’en foutisme » provocateur peu apprécié des kinés et j’entendis dire qu’il était parfois grossier avec les infirmières.

    Un jour, je découvris qu’il avait disparu.

    Au repas de midi, moment propice à toutes les rumeurs, j’entendis dire que des coups auraient été échangés au 1er. Il se colportait aussi qu’une rixe au couteau avait eu lieu. Quelqu’un qui connaissait quelqu’un l’avait vu de ses yeux vus. Je pensai immédiatement à mon ami le converti.

    C’est ma Kiné, qui me livra la vraie vérité bien qu’édulcorée par le secret professionnel. Je sus qu’il avait attaqué une infirmière à coup de fourchette et une autre à coup de poing. Je compris alors pourquoi, aux repas, nos couteaux coupent si mal.

    Farid s’était fait virer !
    Qu’en a pensé la belle Malika ? Je ne le saurai jamais.

    C’est pourquoi j’ai pris rendez-vous avec l’administrative et lui ai proposé de payer ma chambre. Le petit reporter que je suis devenu trouvera assez de matière à traiter ailleurs.
 
    Ce réveillon de l’An, je le passerai à Antwerpen chez mes amis Bernard et Laurette qui ont le sens de l’amitié si chevillé à l’âme, qu’ils ont invité à dîner nombre de mes meilleurs amis.


PETITE CHRONIQUE HOSPITALIÈRE N°5

Dans un couloir du 1er étage du Centre Neurologique William Lennox, en pleine forêt wallonne, accoudé au « Standing Bar », je n’ai rien à commander.

On ne boit pas au « Standing Bar ».

Je m’y tiens debout, les genoux bloqués dans des encoches rembourrées. Des barres métalliques capitonnées entravent l’arrière de mes jambes. Une calle en sifflet n°3 est glissée sous mon pied gauche. Elle m’étire douloureusement le mollet. Une ceinture d’acier refermée sur mon dos, achève cette « crucifixion pour mon bien ». C’est ma récompense en prolongement de chaque séance de kiné.

     La session durera une demi-heure. Comme il est dit que même les hommes peuvent faire deux choses à la fois (eh ! Oui mesdames), on m’a placé des électrodes avec du gel sur le bras gauche. Parfois c’est à l’épaule. Je suis relié par des câbles à un boitier posé sur ma tablette. Toutes le vingt secondes à peu près, une décharge monte progressivement et me fait lever la main en un salut presque hitlérien. Je dois régler l’intensité de l’influx électrique. Lorsque je me sens trop accoutumé à cette électrocution, je peux augmenter le volume de quelques pressions sur une touche de l’engin.

    D’habitude, pour passer le temps, Eline, ma kiné, me tend quelques revues fatiguées. En général j’ai droit à des, Femme d’Aujourd’hui, Flair, Nous Deux, Paris Match, ou au mieux, à une revue sur papier glacé consacrée aux familles royales.
 
     Il y a peu, j’ai avoué en être lassé et Eline a eu l’idée géniale de me prêter son :

« ATLAS DU CERVEAU ». Dans la collection : Atlas / Monde De Rita Carter Aux éditions Autrement

Depuis, je le dévore avec passion en faisant une troisième chose à la fois, (oui mesdames) ! Je me suis mis à la recherche de ce qui handicape le plus ma revalidation, soit la « Spasticité ». Mes mouvements sont freinés par cette saleté de phénomène.

    Explication : Prenons l’exemple de ma main. Lorsque je veux l’ouvrir et étendre les doigts, mes muscles extenseurs agissent mais au même moment ces couillons de muscles fléchisseurs s’en mêlent pour contrer l’action. Il résulte de ce combat imbécile une extrême lenteur doublée d’un effort surhumain pour exécuter un mouvement pourtant simple. C’est pareil pour d’autres gestes ou pour la marche.

    Le seul phénomène que j’ai trouvé dans mon Atlas adoré qui y ressemble, mais de très loin, est le « Syndrome de la main étrangère ». C’est plutôt rigolo !
Il faut savoir que dans un cerveau, il n’y a pas de place pour deux patrons. Or, si les connexions entre le cerveau gauche et le droit se passent mal, il peut y avoir conflit inter-manuel. La main étrangère se met en action parce que l’hémisphère non dominant prend momentanément le contrôle de l’autre. La police cérébrale n’agissant plus, la main droite ouvre une porte et la gauche la referme illico et ainsi de suite jusqu’à épuisement du sujet qui ne parvient jamais à franchir l’obstacle.
   
    Autre cas hilarant observé : La main droite caresse tendrement la joue d’un enfant et la gauche lui envoie immédiatement un sérieux coup de poing dans la gueule !
Ou encore : La droite choisi un vêtement mais la gauche en choisi un autre !
A remarquer que c’est toujours la gauche qui est la méchante. Ce n’est heureusement pas ce dont je souffre !
Pas plus que du syndrome de, « de la Tourette » !

    C’est exactement comme une envie d’éternuer, le sujet est pris d’un besoin incontrôlable de proférer des injures et des insanités. Il les dévide en ayant parfaitement conscience du scandale qu’il provoque. Non, je ne souffre pas du, « de la Tourette » et c’est tant mieux, NOM DE DIEU DE BORDEL DE MERDE!

    La lecture de cet Atlas m’a cependant éclairé sur ce qui affecte monsieur Brellini que j’ai parfois la malchance d’avoir face à moi au repas de midi. Lui, il souffre « d’anosognosie » doublé d’une « boulimie écœurante ». Il se bourre de nourriture avec indifféremment sa fourchette, sa cuillère, son couteau, ses doigts, parfois le tout à la fois. Il faut sans cesse lui rappeler de parfois avaler. Les joues distendues, ça lui dégouline de partout. Le plus curieux, c’est qu’il ne s’intéresse qu’à la moitié droite de son repas, délaissant la gauche comme si elle n’existait pas. On doit faire faire un demi-tour à son assiette pour qu’il la termine. C’est ça « l’anosognosie »! Si on lui demandait de dessiner une horloge, il n’en dessinerait que la moitié droite. Ce qui est à sa gauche, il le voit parfaitement mais son cerveau n’en tient pas compte. Ici encore la gauche a le mauvais rôle.
On comprend pourquoi les gauchers furent stigmatisés pendant des siècles.

    Puisque j’en suis aux repas, j’aimerais signaler que je ne partage pas la passion de la plupart de ces dames en chaises à roulettes pour la série « Les Feux de l’Amour » qui dégouline de la télé à l’heure du déjeuner. Elles en connaissent tous les protagonistes et versent parfois quelques larmes furtives. Je pense que Frère Guillaume en est lui-même accro, tandis que Mr Dupond cherche comme toujours des lunettes que je ne lui ai jamais vues et un couteau qu’il tient en main.

    Ce midi, le petit jeune homme maigre, les larmes aux yeux, refusait de manger. Il était très en colère parce que il voudrait rentrer chez lui et que sa maman lui manque tellement. Quant j’ai vu qu’il s’obstinait devant cette assiette de carbonades flamandes et de ses délicieuses et rarissimes frites, je lui ai dit qu’il avait le droit d’être en colère, mais que c’était stupide de se punir soi-même. Il a détourné la tête, m’a semblé méditer un moment et s’est mis finalement à manger en commençant par les frites trempées dans la sauce qu’il salait de ses larmes.

    Son histoire est triste. Ce gamin de 16 ans qui semble n’en avoir que 13 s’était arrêté en scooter à une station service pour y faire le plein lorsqu’il fut fauché par une voiture conduite par un type ivre mort. Il avait ôté son casque. Le chauffard s’enfuyait tandis que le gamin sombrait dans le coma. Qu’on ait retrouvé le soulard en délit de fuite n’est qu’une maigre consolation pour mon codétenu adolescent.

    Là dessus, comme aujourd’hui c’est la fête des rois et que je ne désire pas vous gâcher la dégustation d’une exquise galette.


PETITE CHRONIQUE HOSPITALIERE N°6

    Un petit jour rachitique se lève sur la forêt wallonne qui cerne le « Centre Neurologique William Lennox ».
    Depuis la salle à manger du C2, je puis voir des écharpes de brume se déchirer dans les branches griffues d’arbres sombres et dénudés.
    Je me suis réveillé ronchon. J’ai pris place face à Estelle. Il est 08h15’.
Estelle, est l’épouse du couple amoureux dont je parlais dans une chronique précédente. Les médecins ont enfin renoncé à la nourrir artificiellement par sonde. Elle peut tenter de se débrouiller avec les tartines qu’une infirmière lui a préparées. Estelle ne fait pas la différence entre ce qu’elle imagine et la réalité. Elle ne regarde pas son assiette que pourtant elle pourrait voir si elle en avait envie. Mais non, l'inventer lui suffit. Elle reste à demi cloitrée dans son monde de rêve.
Elle ne regarde que droit devant elle. Entré dans le champ de son regard, elle m’y reconnait, se souvient qu’elle m’aime bien et m’appelle par mon prénom.
Depuis peu, c’est moi qui l’aide à manger. Je lui tends ses tartines ou sa tasse de café. Les infirmières débordées l’ont bien compris et, trop contentes de pouvoir s’occuper d’autres patients, me laissent agir à ma guise. Je dois freiner Estelle. Avec un plaisir évident elle engouffre promptement sa nourriture.
    Elle est heureuse, tellement heureuse et ne cesse de le dire. Elle a le bonheur communicatif Estelle, celui de se savoir vivante.
    Il y a six mois, alors qu’elle donnait une conférence sur un aspect de la psychologie de l’enfance devant une soixantaine de personne, une crise cardiaque l’a terrassée. Elle me parle de sa chance d’être ici, même si c’est à Lennox, même si c’est pour longtemps encore et même si elle doit rester handicapée.
   
    Il y a quelques jours, j’ai fait imprimer le passage de la chronique où je la décris posant entre ses filles pour une photo de famille mémorable. Je lui avais offert ce court texte. Son mari l’a lu devant moi.
Moment d’émotion partagée !

    Estelle n’a pas vu que son assiette est vide, elle me demande une autre tartine. Je la lui fais, recouverte de la délicieuse confiture que Régine m’a offerte. Elle s’en régale et ne grimace que quand je lui fais boire l’horrible médicament qu’on lui a dilué dans un peu d’eau.
Estelle m’a mis de bonne humeur pour toute la journée.

Pourtant, je ne m’étais pas levé du bon pied.
   
    Je m’étais réveillé avec le souvenir du petit jeune homme que j’avais vu hier soir, affaissé dans sa chaise roulante. Il restait, interdit, sur le seuil de sa chambre.
Ses parents venaient de le quitter. Il me dit alors :
« Je voudrais mourir, la vie est injuste, je suis trop malheureux. »

    J’ai compris qu’il m’appelait au secours. Ne sachant que lui répondre sinon qu’il avait ici des amis et que j’en étais un, je sentis que des sanglots le prenaient à la gorge et que moi, des larmes me montaient aux yeux. Alors, je l’ai pris dans mes bras pour mieux les lui cacher.
Crotte de bique! Cet AVC m’a rendu encore plus sentimental qu’avant. Depuis lors, je m’émeu de tout et de rien. De plus, je suis devenu accro à « Plus Belle la Vie » un feuilleton moins con que « Les Feux de l’Amour », d’accord, mais quand même !!!

    Mauvaise pioche ! A l’aube, m’étant péniblement levé, j’avais découvert sur un mur de ma chambre deux graffitis peu réjouissants tracés par un prédécesseur. «Vive la mort ! » suivi de « Comme Aldo Moro ! ». Pas de quoi commencer ce foutu vendredi 13 en rigolant.
    Pour couronner le tout, j’avais fais un cauchemar insupportable pour l’amoureux de bonnecuisine que je suis.
    Dans ce mauvais rêve, Framboise, mon ergothérapeute avait massacré mon waterzooi de volaille en y précipitant des fines herbes même pas hachées et ce, en début de cuisson. Une hérésie scandaleuse ! Mais de quoi se mêlait- elle, celle-là ?
Il est exact que la veille dans la vraie vie, je m’étais, engagé à agiter des casseroles dans la cuisine de l’ergo pour quatre personnes. J’avais juré que j’y arriverais sans difficultés et Framboise, elle, n’y croyait pas.
C’est parce quelle m’avait fait détailler un oignon en fines lamelle que l’idée d’un waterzooi m’était venue. Je ne voulais pas avoir versé des larmes de crocodiles oignonesques inutilement. Ciseler des petits légumes en bâtonnets, dépiauter des pilons et cuisses de poulet, hacher des herbes fraiches me semblait un bon exercice à tenter.
Je m’en suis sorti haut la main spastique et, de plus, dans les temps avec les félicitation du jury. Mes invités se sont régalés. Il y avait Framboise, une autre ergo, Myrtille et Patrick, dix huit ans, jeune accidenté de la route à qui on avait donné mission égologique de faire les courses à partir de ma liste. Il s’en était bien sorti, n’oubliant que l’acquisition d’un citron. Il déclara à la fin du repas que ma ratatouille spéciale était délicieuse.
Un vrai connaisseur, ce garçon !

    Cet après-midi, je fus invité à une surprise party au C1. On y fêtait le départ d’Arlette qui sera restée ici neuf mois. Elle ne s’est pas vraiment remise d’une trépanation dont je ne connais pas la cause. Il ne faut pas lui poser de questions. Cela la bloque et elle ne pourra pas y répondre. Il lui est impossible de citer un chiffre, de me dire l’heure ou même de m’inviter à sa petite fête. Elle m’a tendu un petit papier photocopié. Je suis le seul du C2 à avoir été invité. Je la connais du « Smoking kot », lieu du parc ou nous sommes quelques-uns à nous retrouver pour satisfaire à notre vice de la cigarette. Arlette est très chaleureuse, très gentille avec tout le monde sauf avec sa maman, très grosse, très pleine de boutons d’acné qu’elle me frotte sur la joue lorsqu’elle me donne un gros bisou, très mal attifée, très bavarde aussi. Bref, Arlette est très en tout !
    A sa petite réception, il y eu du coca, du jus de pomme deux bouteilles de Kidibul, des gobelets en plastique, des chips au paprika, des biscuits au chocolat et un quatre quart joliment marbré.
    Arlette s’est fait prendre en photo avec chacun puis avec tout le monde. Ensuite chacun a voulu le faire avec chacune et encore une fois avec tout le monde. Ensuite il y en a une qui a remarqué que les photos étaient floues et il a fallu toutes les refaire avec le flash.
    C’était charmant et ennuyeux comme un goûter d’anniversaire de cinquième primaire.

    Là, j’ai regagné ma chambre. J’ai vu mon épisode de « Plus    Belle    la    Vie ».    J’ai    donné    les    trois    coups    de téléphone qu’il me fallait donner. J’ai mangé les deux tartines à la mayonnaise de surimi de ce soir, la crème caramel, et me suis enfin mis à écrire ma chronique.

    Je remarque que j’ai finalement décrit ma journée. Une journée    ordinaire    au    « Centre    Neurologique    William Lennox ».

    Demain matin, je l’enverrai à mes amis. J’aime leurs mails encourageants. Cela confirme, si besoin était, que je suis apprécié d’eux. Je me sens aimé et c’est vachement bon. Je ferai cependant remarquer à ceux qui m’écrivent gentiment : « Régale-nous encore longtemps de tes petites chroniques », que je n’ai pas l’intention de moisir ici.

    J’ai eu la visite la semaine dernière de mes amis Maria et Dantès. Avant de prendre leur avion pour St Barth, ils ont fait un crochet de six cent kilomètres pour venir me voir et me convaincre de venir exposer dans leur incomparable demeure de style «Comte de Monte- Cristo». «Le Brigantin», est une superbe bâtisse de l’époque suédoise. Logé chez eux, je pourrai me noyer dans leur piscine et leur cuisiner mon waterzooi.
    Je le ferai à la dorade coryphène. Ce sera en mars.

    Demain, ma sœur Béatrice viendra me chercher pour un rendez-vous avec mon chien que j’ai dû mettre en pension au moment de mon petit incident cérébral.
Ce génie canin a réussi à franchir une haie et s’est installé chez une voisine dont il est devenu l’inséparable compagnon. Je les ai invités au restaurant « Le Chalet Robinson » au Bois de la Cambre.
    Le reste du week-end, je le passerai chez ma chère amie Anouk qui a invité à diner d’autres amis aimés. Je suis un homme comblé et comme le dirait Estelle, vachement heureux de vivre.

   
PETITE CHRONIQUE HOSPITALIERE N°7

« Je n’ai pas l’habitude de mourir en mer. »

C’est par cette étrange phrase que je me suis réveillé brusquement ce matin au « Centre Neurologique William Lennox » si bien lové dans sa profonde forêt wallonne.
    Il m’était impossible de me souvenir du rêve en question. Pourtant, j’aimerais savoir d’où cette absurdité m’est venue. Peut-être était-ce parce que, hier soir, j’avais eu Yan au téléphone et que nous avions évoqué notre vieux fantasme de passer le détroit de Béring, « faire » le passage du Nord, aller ensuite saluer les volcans des Aléoutiennes, entrainer Bernard et son « La Malu II » dans l’aventure, bref, après avoir passé le Horn il y a quelques années et boucler enfin ce « Grand Huit ».
    En serais-je encore capable? Je voudrais tellement croire que oui !
    En tout cas, je suis bien aise de n’avoir jamais pris la très mauvaise habitude de mourir en mer.

    Il fait encore nuit. Une armée de bouleaux monte la garde devant l’orée de la profonde forêt wallonne (faut-il encore le préciser) !
    Ces bouleaux sont source d’une inquiétante lumière maléfique. Non ! Ce sont les lampadaires du centre qui les illuminent d’une phosphorescence verdâtre. On les croirait radioactifs.
    Progressivement, le levant fera glisser la pâleur de leurs troncs vers un rose fuchsia bien acide.

    Et c’est alors, qu’un peu en retrait, à demi masquées par de grands hêtres j’ai vu deux biches s’avancer prudemment vers notre gazon givré. L’une faisait le guet tendis que l’autre se régalait de cette friandise. Elle se sont échangé leurs rôles, et puis s’en sont allées d’un pas circonspect.
    J’ai fait mon devoir amical matinal.

    Estelle, comme à chaque petit déjeuner, s’étonnait d’avoir déjà mangé toutes ses tartines. Elle semblait tellement déçue que je lui ai, une fois encore, cédé une part des miennes et servi son café par petites doses pour qu’elle ne s’étouffe pas en voulant faire un « à fond ».
Ignace, son mari, peut se rassurer, je commence à être au point. Estelle aussi, d’ailleurs.
Elle me demande combien de jours la sépare de samedi, parce qu’elle est trop impatiente de pouvoir enfin rentrer en week-end chez elle.
    « Encore trois fois dormir » lui ais-je répondu.

    J’ai rejoint le « smoking kot » où je retrouve quelques personnages hauts en couleur parmi mes préférés. Il est peut-être un peu tôt. Personne n’y fume en ce jeune matin ! Par précaution, je pose mes cigarettes et mon briquet sur le siège libre à côté du mien. C’est que je redoute l’arrivée de Gaston et je voudrais éviter qu’il ne vienne s’asseoir trop près de moi.
    Gaston est le sosie d’Obélix. Même ventre, le pantalon hissé jusqu’à la poitrine, même tête, le casque excepté. Il a été trépané trois fois et je présume qu’à chaque coup ils l’ont plongé dans une marmite de potion magique pour le ranimer.
    Gaston est totalement désinhibé. Il a l’affection très exigeante d’un Idéfix. S’il s’assied à côté de moi, ce sera pratiquement sur moi. Il m’enlacera de ses gros bras et m’embrassera en écrasant sa bouche édentée sur ma joue pour un baiser si sonore que j’en garderai un désagréable acouphène jusqu’à midi. Si j’ai un mouvement de recul il m’assurera qu’il n’est pas une tapette, plongera dans mon paquet de cigarette, en saisira trois en me menaçant de me casser la gueule si je continue à faire ma chochotte.
    Ensuite, sans transition, il me racontera qu’il a trois enfants qui ne veulent plus le voir à cause de sa femme qui est une salope, plongera dans son portefeuille pour m’exhiber des photos fatiguées d’eux petits, me prouvera en écartelant le cuir racorni de sa bourse qu’il n’a plus un sous pour se payer ses cigarettes. Quand, pour me donner bonne conscience, je me serai fendu d’un billet de cinq, il me postillonnera que je suis un bon gars et que ceux du premier sont tous des connards.
    Si à ce moment-là, j’ai la chance qu’une autre victime se présente, il changera de cible et je pourrai m’esquiver discrètement.
  
     En lieu et place de Gaston, c’est la « Belle Hélène » qui se pointe au « smoking kot ». Comme d’habitude, munie de son I Pad, elle vient s’asseoir face à moi.
    Elle est pas mal dans son genre, Hélène, d’où son surnom. Elle porte des bottes fourrées à pompons. J’ai remarqué que c’est à la mode cet hiver. Elle porte aussi un bonnet à oreilles en Alpaga genre bolivien et une veste beige de bonne coupe Elle m’a dit être ici pour avoir fait une Xième tentative de suicide. Elle va mieux et nous quittera à la fin de la semaine, ce qui nous vaudra une autre « surprise-party » coca-Kidibull.
    Elle écrit des poèmes assez bien tournés qu’elle me lit seulement quand on se rencontre sans témoins. Ils parlent surtout de son amour pour ses enfants au point que je me demande pourquoi vouloir renoncer à eux en portant atteinte à ses jours.

    Celui qu’elle me lit aujourd’hui est différent. Il évoque son père. A travers les méandres d’une écriture allusive et sinueuse, j’ai cru comprendre de quel drame intrafamilial elle aurait pu souffrir. Je ne le jurerais cependant pas tant cette évocation avançait masquée.
    Alors, je lui ai raconté cette histoire de l’amie qui voulait se suicider parce que sa mère l’avait fait, que ses enfants avaient grandi et qu’elle se sentait devenir inutile.
   Je lui avais dit que si elle se supprimait, elle allait inoculer un fameux poison à ses enfants et qu’elle allait initier d’autres générations de suicidés. Cette amie s’était merveilleusement ressaisie, avec l’aide d’une psy, avait fait un gros travail sur elle-même et, entourée des siens, va très bien depuis !
    La « Belle Hélène » m’a juré qu’elle avait compris et ne recommencerait plus, ce dont je ne suis pas trop sûr tant je lui trouve parfois un air halluciné.
   
    Monsieur Bonpain nous a rejoint. Encore un trépané ! Ancien directeur des ressources humaines d’une grande entreprise, d’une cinquantaine d’année grisonnante, Alexandre Bompain a de la classe, porte beau et ne manque pas d’humour. Il s’est fendu d’un baisemain second degré à la Belle Hélène doublé d’un «Mes hommages, belle poétesse », me gratifie d’un faussement méprisant « Je ne te salue pas, artiste maudit » et allume son cigarillo.
    Le problème avec lui, c’est qu’il a des absences et quelques idées fixes comme s’enfoncer dans la profonde forêt wallonne pour aller acheter ses cigarillos ou rentrer chez lui. Moi-même, j’ai dû le cafarder aux autorités le jour où je le vis prendre, d’un pas décidé, la route d’Ottignies. Une battue de gendarmes a par deux fois été nécessaire pour le ramener à notre bercail. Certains prétendent même qu’un hélicoptère aurait été mobilisé pour une de ces recherches. A ce jour, mon enquête n’a pu le confirmer avec certitude.

    Ce week-end encore, je rentrerai chez moi.
    J’ai invité mes deux sœurs adorées, mon beau-frère et une cousine à diner. Je veux les épater d’un bon repas de cuisinier hémiplégique gauche... ...J’espère le moins gauche possible. ...Si j’y arrive, bien sur !


PETITE CHRONIQUE HOSPITALIERE N°8
   
    Ce matin-là, notre forêt profonde de Wallonie était malmenée par un vent de tempête. Des averses fouettaient sauvagement le CENTRE NEUROLOGIQUE WILLIAM LENNOX. Elles crépitaient sur ma baie vitrée lorsque, courbé sous l’effet de la tourmente, la sombre silhouette du Docteur DEL TOMBE franchit le seuil de l’hôpital.

    J’avais rendez-vous avec ce redoutable personnage dont
on m’avait dit qu’il était LE grand spécialiste de la spasticité.
    Il ne daignerait passer à Lennox que les premiers mardi de chaque mois.
   Son patronyme et ses injections de produits mystérieux ne devaient pas être étrangers à sa triste réputation auprès des patients. Les kinés, elles par contre, en parlaient avec des étoiles dans les yeux.   
    C’est d’ailleurs en la présence émue de trois d’entre elles, (Isabelle, Eline et Hélène), que le célèbre docteur se présentera à moi.
    Il n’était pas du tout effrayant. Il n’avait pas la tête d’un croquemort de Western. Il avait la dégaine plutôt branchée d’un Bobo médical. Au moment où je pénétrai dans son bureau, le docteur achevait le montage d’un appareillage électronique qui se prolongeait étrangement par une grande seringue reliée à de câbles électriques.
    Voyant mon air perplexe et vaguement inquiet le docteur Del Tombe me la brandit sous le nez en me disant ;
« N’ayez crainte cher Monsieur Defize, ma technique est parfaitement au point. Je l’ai testée sur un grand nombre de sans-abris et aucun n’en est mort. »
    Voilà qui était rassurant. Del Tombe avait de l’humour, du cynique au second degré, le meilleur, le plus gouleyant. Il m’expliqua qu’il allait me faire des infiltrations de
« BOTOX ??? » pour me soulager de la spasticité de mon poignet et des doigts de ma main gauche.
    Cette spasticité handicape terriblement toute tentative de mouvement. Au moindre effort, ma main sollicitée se referme comme un coquillage et le poing refuse de s’ouvrir tant que je ne me serai pas entièrement détendu. Chaque mouvement se fait avec une lenteur exaspérante.

     L’opération commence.
    Del Tombe ne s’adresse plus à moi mais à son public de kinés admiratives. Ça jargonne ferme, mais je comprends entre les lignes ce qui m’attend.
Sans prévenir, il m’enfonce loin, très profondément, en un endroit judicieusement choisi de l’avant-bras, la longue aiguille de sa shooteuse électrique ...
    Légère crispation ! On en aurait eu une à moins que ça !
   Mon tortionnaire retire très légèrement l’aiguille (d’un cm peut-être) et tourne un des boutons de son engin électronique. Sous des exclamations admiratives, mon pouce se met à s’agiter tout seul. Je ressens une vibration électrique désagréable.
   Del Tombe dit fièrement «je tiens le premier». Il injecte un peu de son produit miracle et, tâtonnant de son aiguille magique, attaque le doigt suivant. Il reproduit cette opération cruelle pour chacun d’eux, pique, électrifie, injecte. Il passe au poignet, pique, électrifie et injecte encore une dernière fois. Les filles en sont admiratives. Sa dextérité à trouver les commandes de chaque muscle est si évidente! Moi, je suis surtout soulagé d’en avoir fini !
Del Tombe m’apprendra ensuite qu’il faut à-peu-près dix jours pour que le Botox se soit bien réparti et fasse son effet. J’aurai plus de mobilité mais que je perdrai de la force. Elle n’est déjà pas terrible, ma force. Il veut attendre le mois prochain pour traiter la spasticité de mon biceps. « Il faudra recommencer le même traitement dans six mois », me précise-t-il pour m’achever.

VADE RETRO SATANAS !

    C’était il y a deux semaines.
   Aujourd’hui j’ai effectivement beaucoup moins de force et une plus grande dextérité dans la main gauche.
    De là à pavoiser...
   ... Le majeur et l’annulaire souffrent depuis un mois de tendinite. Ça n’améliore évidement pas les mouvements.
   C’est l’épaule qui pose le gros problème. Elle est de plus en plus douloureuse et refuse de reprendre du service. On parle de m’injecter de l’anti-inflammatoire dans la « capsule ».
   C’est quoi ça, la capsule ?
   Ce sera fait mardi prochain après une radiographie de
contrôle. Décapsulez-moi, les amis! Tout ce qui me permettra d’en sortir est bon à prendre, je le boirai comme petit lait.

    Tout à l’heure je suis allé m’asseoir un moment à la cafeteria pour déguster un ice-tea et un chocolat aux noisettes. Un jeune homme m’a abordé. Il m’a dit que j’avais une tête sympathique. C’était agréable à entendre, mais peu courant d’être abordé de la sorte. J’étais donc un peu sur mes gardes quand il me dit qu’il me trouvait une tête de sculpteur, d’artiste en tout cas.
    Je n’en revenais pas et lui bredouillai que je ne sculptais plus beaucoup.
    Incroyable ! Ce type avait le don rare de percer les gens.

     Il m’expliqua que sa maman est au même étage que moi et qu’elle sort du coma après une double opération cardiaque qui aurait mal tourné. Elle était peintre, très active, très originale, mais malheureusement aujourd’hui hémiplégique et définitivement aveugle. Il aimerait bien que je lui rende visite pour la distraire un peu de sa tristesse et de l’obscurité. Nous pourrions parler métier.
Merde alors! N’y a-t-il qu’à moi que des choses pareilles arrivent ?
    Comment refuser ? Le petit reporter se met donc en route. Il suit le fils qui le pilote jusqu’à la chambre 200, celle qu’occupe Rose, la peintre qui ne peindra jamais plus.
Rose est une charmante vieille dame, une Mamy confiture, vive d’esprit, très consciente de ce qui lui arrive, pudique, bien que visiblement désespérée.
    L’émotion était si forte que je me suis lancé dans les récits de mes voyages par une logorrhée incontinente. C’était une façon de ne pas avoir à entendre son histoire indicible.

   Je titubais légèrement en regagnant ma chambre lorsque je tombai sur Dupond qui, comme toujours, explorait les couloirs à la recherche de la sienne. Il avait perdu une paire de lunette qu’il cherche chaque jour et qu’il n’a jamais eue ici. Le pauvre homme n’a jamais de visites mais heureusement ne s’en souvient pas.
    Je le déposai chez lui et, pensif, poursuivis mon chemin lorsque depuis son lit le petit jeune homme m’annonça tout joyeux que c’était son anniversaire et qu’il avait 17 ans aujourd’hui. Je lui promis de lui rapporter de Week- end quelques BD.
    Je m’affalai sur mon lit en me demandant comment et pourquoi en Père Theresa imbécile je me fais mal à soulager un monde qui ne m’a rien demandé ?
    C’est alors, qu’un hurlement de douleur atroce a déchiré l’espace. J’ai pensé à un bébé torturé, ou alors peut-être à un chat émasculé. C’était une plainte venue d’un autre monde !
Je suis allé voir. C’était l’heure du repas. Les convives étaient aussi pétrifiés que moi. Ce que je vis, j’en ferai le récit une autre fois.
    J’en ai un peu assez du
« CENTRE NEUROLOGIQUE WILLAM LENNOX ».
    Il va être l’heure ou ma fille Isabelle viendra me chercher pour le week-end.

MON BOL D’OXYGENE !
   
 
PETITE CHRONIQUE HOSPITALIERE N°9

    Au fond de cette forêt wallonne si profonde où, incongru, le « CENTRE NEUROLOGIQUE WILLIAM LENNOX » aligne ses bâtiments dans une clairière, un cri monstrueux avait retentit au niveau du C2...
   ... Suite au prochain numéro !
    Les réactions à cette chronique N°8 furent nombreuses. J’ai reçu de certains de mes lecteurs des messages me disant que je leur faisais là un méchant suspens.
    Pour écrire cette petite chronique, je m’y étais pris un peu tard et vendredi à minuit mes yeux s’étaient mis à papillonner de fatigue.
Pour en finir proprement, j’ai trouvé cette idée de chute en suspension. C’était amusant à tenter.

    Il en est un qui me fit une réponse rigolote et je ne résiste pas au plaisir de vous la livrer. Elle est de mon ami le peintre et écrivain antillais Jean-Pierre Ballagny.
    Il me lisait ma propre chronique sur Skipe lorsqu’un médecin est venu me chercher pour me faire la fameuse radiographie de l’épaule. Pendant ce temps-là, Jean-Pierre m’écrivit une suite personnelle.
La voici,

     Je viens de finir la lecture et tu as de la chance d'être allé faire explorer ta capsule avant que j'arrive aux dernières lignes.
    Franchement Stan, c'est presque inhumain de terminer ainsi cet épisode alors qu'un cri plein d'interrogations, hypothèses, supputations, jailli d'une salle de restaurant où tu ne nous laisse pas entrer!!!!!
Pour ma part et pour ne pas rester pendant une semaine à attendre la suite, je suis obligé de m'en inventer une.

    Dupond a cru reconnaitre ses lunettes aux yeux d'une vieille dame et les lui a piquées, la vieille en rouspétant a perdu son dentier dans l'assiette de sa voisine qui sans le voir la pris avec sa cuiller et l'a ingéré. Il lui est resté en travers du gosier, d'où le cri étrange qui en est sorti.
    Stany Zorro arrive, attrape la vieille par derrière et comprime dans ses grands bras à capsules la poitrine de la pauvre dame qui éructe et le traite de satyre wallon, mais le dentier reste coincé.
Il l'allonge sur le dos et plonge ses gros doigts dans la bouche béante et râlante et écumante, il retire un dentier, puis deux et enfin le dentier étranger dans les hurlements de la foule admirative en délire.
    Emues, après avoir réinstallé leurs appareils respectifs, les deux vieilles dames l'enlacent et le couvre de gros baisers mouillés, Dupond percute un mur parce que les lunettes volées ne sont pas à sa vue et il s'en faut d'un rien qu'il ne soit lapidé par les bols de bouillons et assiettes de purée du restaurant entier et de la foule déchainée.
   Stany, tant bien que mal, rétablit l'ordre et les infirmières complotent et cherchent un moyen de garder cet auxiliaire bénévole plus longtemps que nécessaire auprès du docteur Del Tombe qui a plus d'une aiguille dans son sac.
   Stan arrivera-t-il à s'échapper du piège horrible qui lui est tendu? Vous le saurez en lisant le prochain épisode de "Tintin chez les Avécistes".
   Ce n'est sans doute pas la vraie fin de l'épisode de "hurlements dans les forêts profondes et enneigéesde Wallonie", mais cela me permettra peut-être d'attendre l'explication qu'avec sadisme tu as retenue après nous avoir mis l'eau à la bouche.

Bien à toi. J-P

La vraie vérité de ce cri, la voici enfin :
Ce cri, je l’ai vu ! OUI, VU ! C’était d’un expressionisme insupportable. C’était ...

...« LE CRI DE MUNCH ».
     Il jaillissait d’une petite chose fragile qu’on avait ligotée sur une chaise roulante. Un écran émettant un drôle de « bip, bip », montrait le graphique fou de je ne sais quelle fonction vitale d’une jeune fille qui n’avait pas encore vingt ans. Elle avait porté ses mains tremblantes à ses tempes, se cabrait, se tordait de douleur. C’était un cri modulé qui s’achevait dans les suraigus. Il exprimait une
souffrance vraiment barbare.
     La bouche s’ouvrait démesurément et se tordait en fin de vocalise. Cette représentation du sommet invaincu de la douleur était parfaitement insoutenable. Mais ce qui m’a achevé, c’est la vision de ses petits pieds qui s’agitaient en désordre au bout de fines jambes encore adolescentes. Ils étaient chaussés de basquets roses imprimées de nounours. Elle devait faire du 35. Les semelles en étaient encore impeccablement propres parce qu’elles étaient neuves et qu’elle n’avaient jamais touché le sol. Quelqu’un lui avait remonté proprement de jolies chaussettes à rayures multicolores. Ce soin esthétique affectueux me la rendait encore plus pathétique.
     Elle avait été abandonnée un court moment sur le palier des ascenseurs, sous le regard effrayé des patients de notre salle à manger. Probablement, venait-elle de nous être livrée. On devait lui préparer une chambre. C’était un cadeau parfaitement angoissant. Elle enchainait ses insupportables hululements. Je ne parvenais pas à déchiffrer son visage torturé. Souffrait-elle d’une douleur insoutenable ou son cerveau était-il assailli par des monstres abominables. Je restais là, interdit, impuissant, paralysé. En mon for intérieur je l’avais déjà baptisée « Hurle-Vent ».
    Dans mon dos, j’entendais des interjections anxieuses.
    La Castafiore avait lancé aux infirmières, « Qu’on fasse donc vite quelque chose, c’est intolérable.» Dupond a juste murmuré « Inhumain ! » L’Africaine qui ne bave plus, redresse la tête et porte maintenant une étrange perruque rouge a dit « Pauvre petite ! » Estelle a lâché « Qui est-ce ?    Pourquoi    la    laisse-t-on    souffrir    comme ça ? »
    Plus tard, dans notre profonde forêt wallonne, lorsque le soleil se fut couché, alors que j’arpentais nos couloirs, je l’entendis encore qui hurlait dans une chambre lointaine.
Je me dis qu’elle devait être proche de celle de Rose et me souvins que je lui avais promis de lui rendre visite.
    Je n’en eus pas le courage ce soir-là.
   Les jours suivants, j’eus l’occasion de croiser Hurle- Vent soit dans les couloirs de la kiné, ou en transfert vers quelque salle de soins. Elle ne hurlait plus mais sa bouche restait grande ouverte sur un cri muet.
    De loin en loin, je l’entendis encore hululer à la lune. Peut-être Hurle-Vent convoquait-t-elle les loups de la forêt wallonne profonde qui... etc... etc...
Ma voisine de la chambre contiguë à la mienne est rentrée définitivement chez elle. Elle parle assez bien, quoi que cherchant encore un peu ses mots. Pour la marche, par contre c’est zéro ! Elle y a probablement renoncé. Son mari nous a offert des chocolats. Ma part, deux pralines, était délicieuse.

    Habituellement, les repas à William Lennox ne sont pas vraiment mauvais. Ce midi nous avons eu une soupe verte servie bien chaude. Elle était suivie d’un poisson (peut- être de la limande), sauce mousseline et boule de purée. Comme dessert, de la glace vanille. Demain, hamburger frite sauce brune et poire dure comme du béton. Le diner qu’on nous sert à 17h est lamentable. Même soupe qu’à midi, mais tiède, deux tranches de pain avec ravier de margarine et, par exemple, salami-concombre ou surimi- mayonnaise. Le dessert pourrait être un mini-cake sous cellophane inouvrable à une main.
    Ce merveilleux plateau, je me le suis fait livrer dans ma chambre pour pouvoir le compléter avec les délicieuseries que je cache dans mon petit frigo. (On y a droit quand on paye sa chambre). Je finissais de me débattre avec le cake et m’apprêtais à m’enfourner cet étouffe chrétien lorsque Hurle-Vent poussa un premier hurlement depuis le fond de mon placard.
Non ! Je ne vous referai pas le coup de la suite à la prochaine chronique...
Tournez la page !

     Donc, ce cri atroce provenait bien du fond de mon placard ! Et le placard de la chambre voisine n’est séparé de ma chambre que par le fond de mon placard.
En conclusion, force me fut de constater que je venais bien d’hériter de Hurle-Vent pour voisine.
   
     Un petit tour dans le couloir me le confirma.
   
     Le soir et la nuit d’hier, elle ne déploya sa virtuosité que de 17h 16’ à 18h 02’, de 01h 09’ à 01h27’ et enfin, de 05h23’ à 06h juste, moment où les cloches du monastère voisin sonnent les matines.
Je regardais depuis mon lit douillet le fond de la forêt profonde. Je pensais que des paires d’yeux en amende allaient y briller. Les loups allaient-ils lui répondre.
   
Je fus déçu !


PETITE CHRONIQUE HOSPITALIERE N°10

    Eh ! Oui ! Voici déjà ma dixième chronique ! Dix semaines, plus les quelques-unes où je ne les écrivais pas encore et je traine encore toujours ma carcasse bancale au

CENTRE NEUROLOGIQUE WILLIAM LENNOX
sis dans une forêt profonde de Wallonie.

     En cet après-midi d’un jeudi enneigé mais ensoleillé, nous avons ici moins huit degrés centigrade .
Vais-je manquer de matière à vous raconter ? Et bien non ! Il m’en restera à revendre. Je ne pourrai relater tout. C’est ainsi !
    Je revenais d’une petite sauterie Coca, Kidybul, tarte au sucre, aux pommes et aux prunes pour un adieu à l’un de nos camarades neurologique.
    Il s’agissait de Monsieur Jef, un bon Bruxellois propriétaire d’un magasin d’articles de dentelles pour touristes situé dans le quartier de la « Grand Place ».
    Il a pratiquement retrouvé la mémoire, Jef et promet de ne plus boire. Cependant, il s’emmêle encore un peu les pinceaux dans ses phrases. Il faut dire qu’il au sortir d’une bouteille d’un bon whisky, il s’était fait une deuxième hémorragie cérébrale.
    Son épouse, venue le chercher, ne semblait pas très enthousiaste à l’idée de le récupérer, notre bon Monsieur Jef. Peur d’une rechute, peut-être !
    J’ai retrouvé à cette fête frère Guillaume et deux de ses copines nones venues le soutenir. (Il & elles) m’ont invité à venir leur rendre visite dans leur monastère ardennais. (Ils & elles) y pratiquent la culture bio, distribuent le gros de leur production, élèvent les descendants de l’âne de « Marie mère de Jésus », rigolent bien, chantent souvent des cantiques (j’ai le CD) et prient beaucoup. C’est une communauté mixte de très jeunes moines et nones. Comme (ils & elles) sont assez (mignons & mignonnes), je me suis demandé comment (ils & elles) gèrent la délicate question de leur rapport à la sexualité. (Ont-ils & elles) faits vœux de chasteté ? Est-ce même obligatoire ? J’ai encore voulu jouer au petit reporter provocateur.
    « On vous permet de flirter ?», ais-je demandé de but en blanc et même un peu sournoisement à Frère Guillaume.
    Pour se donner une contenance, il m’a souri comme d’habitude mais de façon un peu pincé cette fois-ci.
    Pour toute réplique je ne reçu de ces demoiselles que deux regards pudiquement baissés, de l’une un léger rougissements des joues. Pareil pour front de l’autre.
Aucune réponse nette, donc ! J’aurais dû m’en douter.

(Oui, Elodie, je sais, la question était probablement déplacée. C’est vrai, je ne suis qu’un indécrottable bouffeur de curés mais j’ai trouvé l’idée rigolote. Ce fut plus fort que moi).

    A cette surprise-party, il y avait aussi Gaston qui commence sérieusement à me casser les bonbons. Je ne peux plus descendre au «smoking kot» sans le voir apparaître. Je serais sois disant son seul ami et aurais avantage à le rester ou « cassage de gueule à la récré ». Je le soupçonne de me guetter depuis la fenêtre de sa chambre d’où il a une vue plongeante sur le dit « smoking kot ».
    Il y avait encore les « Trois Grâces », trois harpies qui ne s’apprécient pas. Chacune est enfermée dans son petit monde névrotique. Un point commun les réunit, la chasse aux cigarettes dont elles sont toujours en panne. Et dans ce domaine là, il semble que je sois une de leurs victimes préférées.
    La première me racontera avoir toujours été trop nerveuse et sentimentale. Son traumatisme majeur serait d’avoir appris à dix ans que Saint Nicolas n’existe pas. Ce fut le séisme de sa vie et elle se résolut à n’avoir jamais d’enfants pour leur épargner cette si douloureuse expérience. Histoire émouvante suivi de ; « t’aurais pas une ou deux clopes. » Elle les a eues !
    La deuxième harpie a des cheveux teints en noir avec des racines rousses d’au moins cinq cm. Elle se plaint d’être privée de son cher Kiki, caniche plus ou moins nain de douze ans d’âge, qui lui aurait tenu si bon chaud au lit la nuit dernière. D’ailleurs, sa copine Josette qui garde son génial canin n’est pas venue la recharger en cigarettes et donc ; « S’il te plait, t’aurais pas une clope pour moi. » Elle l’obtint !
    La troisième harpie me recommanda expressément de ne pas céder de clopes aux deux premières qui ne sont que des mendiantes. Elle serait ici à cause d’une grave injustice.
    Pour la troisième fois, sa méchante sœur lui a fait ingurgiter de force un médicament qui lui fait perdre momentanément la mémoire. Elle en profite alors pour l’abandonner à Lennox en la prétendant alcoolique et disparaît lâchement dans la forêt profonde. Ce qui est ahurissant, c’est que les médecins refusent d’admettre cette vérité. Elle voit bien que moi au moins je la crois sur parole.
    Cette sœur indigne devait lui apporter du tabac mais n’est pas venue. Elle profite de ce moment d’intimité entre nous, (sans témoins indiscrets), pour me demander si je peux la dépanner d’un paquet de clopes. J’ai craqué et lui ai tendu ce qui restait du mien !
    J’en ai assez d’être l’ami poire de tout ce petit monde de clopeurs clopeuses. Je descends moins souvent pour fumer. De toute manière, mes clopes sont si légères qu’il en faudrait sept pour en faire une normale.
    Etait là aussi Monsieur Polo Tytgat, l’arrière petit fils du célèbre peintre Edgard Tytgat. (Ce qui me fut confirmé vrai par la mère de Polo). Un bien brave homme, petit, râblé, nez cassé, édenté, très couperosé, une frange noir corneille lui tombant sur les yeux. Il est semi-vagabond- toxico-alcoolo dans le civil. Après son AVC, le voici devenu sage, sobre et sous Métadone. Il serait, de son propre aveu, bien connu pour faire la manche une bière forte en main sur les trottoirs de Louvain la Neuve. Cet homme a décidé de s’en sortir. Il est merveilleux de courage. C’est un très bon compagnon toujours joyeux. Il sait que la sortie ne sera pas facile à gérer.
    A notre petite cérémonie d’adieu, il y avait enfin un jeune garçon très maigre. Je l’appellerai Fil de Fer. Il arborait, collés sur la tête, une vingtaine de timbres reliés par des fils électriques. Il semblait étranger à la fête et tournait le dos à l’assistance. Probablement gène par le brouhaha de nos conversations, télécommande en main, il boostait le son d’une grosse télé. Elle dégueulait une série genre « Urgences en hélicoptères ». Il imitait encore le « flap, flap, flap » des hélicos au moment où je voulus prendre congé de l'assemblée. J’avais rendez-vous avec Madame Lenoir, notre assistante sociale. Je devais lui remplir le formulaire du « CARA » qui est l’organisme officiel de «l’IBSR» où je passerai sous peu bientôt l’examen me permettant de reconduire une voiture. Fil de Fer vint de lui-même m’appeler l’ascenseur. « Ding ! » fit- il joyeusement au moment où s’ouvrit de la porte automatique.
    Il est effectivement bien timbré, ce grand garçon.

    Mais voici enfin des nouvelles de ma voisine, Hurle- Vent Qu’on se rassure, elle sont bonnes mais, auparavant, une fois encore, je passerai la plume (le clavier) à mon ami Jean-Pierre Ballagny :

Cher Stan On peut dire que tu ménages tes effets littéraires et
distilles ton suspens policier avec homéopathie. Pour ma part je n'ai jamais vu un chien trottiner sur une plage déserte, une tourterelle seule sur un fil électrique, un couple en discussion animée, une vieille dame ramassant une pomme au bord d'un trottoir ou même un tableau de Magritte sans imaginer des dizaines de scénarios!
    Alors, une jeune femme qui hurle en se tordant le visage....
   Je n'ai jamais passé du temps à observer "le Cri" de Munch, c’était trop douloureux pour moi, mais ta nouvelle voisine, tu m'as imposé de la voir et de l’écouter et ce sans pouvoir me donner la moindre explication!
   Je sais que tu ne connais pas son mal et suis donc tenu de t' accorder des circonstances atténuantes, mais tu as quand même envoyé mon imagination en des enquêtes et hypothèses d' autant plus nombreuses qu' à part les chaussettes rayées j' ai peu d' indices!!!
   J'ai écarté la douleur physique, convaincu qu'elle presserait de ses deux mains l’endroit d’où vient la souffrance. Mais cet axiome de départ ne réduit aucunement le champ de mes recherches et investigations.
   Il me faudrait savoir si elle est consciente ou inconsciente. Dans le premier cas l’on peut imaginer:
Un deuil.
Une rupture.
Des cauchemars éveillés.

     A moins encore que ce soit le seul fait de te croiser du regard qui l’effraie ou la réjouisse !!!! (Ce qui justifierait votre récent voisinage thérapeutique).
    Je n’ai pas entendu son cri, mais d’ici il me semble entendre un "Staaaniiiii" déformé par la frénésie du désir et c’est donc l' hypothèse que je retiendrai avant d' avoir de nouvelles explications parce que c'est la seule qui me procure un menu plaisir!
     Au fur et à mesure des épisodes de ta chronique wallonne je découvre ta face cachée de Lennox qui s’ignore, remettant des Dupond perdus sur les rails, de mangeuses de tartines sur le chemin du beurre et de la confiture et des Castafiore au diapason et les amis éloignés au rythme reposant des forêts du grand nord, il me parait donc normal de répondre à ta générosité littéraire et médicale en t’envoyant quelques réflexions auxquelles le rhum antillais n’est pas complètement étranger .
     Au fait, merci de m'avoir introduit dans ton dernier épisode, je suis flatté !

Bien amicalement
J-P

    Non, Jean-Pierre, pas de deuil, ni de rupture, encore que des cauchemars ? Peut-être bien après tout!
    D’abord, ma voisine doit être un peu plus âgée que je ne l’avais supposée. Elle est Maman, figure-toi et d’un petit têtard de quelques mois a peine encore plus braillard que sa mère.
     On le lui a mis un moment dans les bras.
     Elle a un Compagnon qui lui passe tendrement la main sur le front. Elle semble avoir refait surface et je lui ai vu ébaucher un sourire au bébé. Ce matin, elle a fait rouler sa chaise jusqu’au seuil de sa porte. Je lui ai dit bonjour mais je crois que cet inconnu lui a fait un peu peur.
    Ces dernières nuits, elle a encore crié régulièrement bien que plus rarement. De la louve à la pleine lune, elle est glissé vers la chatte sur un toit brûlant. C’est nettement moins effrayant, moins romanesque aussi mais très certainement moins douloureux pour elle.
    Je crois que Hurle-Vent s’en sortira très bien elle aussi. On fait des miracles ici à WILLIAM LENNOX !

    J’ai eu enfin mon infiltration dans la « capsule » de l’épaule gauche. C’est pas garanti, comme technique, mais ça marche parfois. On cherche à soigner la raison de la douleur ! Le docteur, (pardon le professeur) Del Tombe m’a expliqué qu’une autre solution peut être choisie. On pique dans le dos de l’épaule pour endormir le nerfs. La douleur disparait mais ce n’est qu’une façon de masquer le problème. On ne soigne que l’effet, pas la cause.
    Génial, le truc de la capsule. Chez moi, ça a marché. En vingt-quatre heures, j’étais soulagé. Enfin, j’ai pu me servir de mes deux couverts au repas carbonades flamandes frites de ce midi.
    Je dédie ce succès à mon amie Régine qui a consigné mes progrès dans un joli petit carnet et à Eline et Isabelle, mes deux kinés. J’ai pu enfin lever mon bras gauche en un large salut au :
   
CENTRE NEUROLOGIQUE WILLIAM LENNOX
qui se love si bien dans sa profonde forêt de Wallonie.
Dans deux chroniques ce sera la quille.
Et alors, vive Saint Barth !
Je vous embrasse.
Tous & toutes.
Biz. S


PETITE CHRONIQUE HOSPITALIERE N°11

    On m’avait pourtant prévenu, maintenant il est trop tard.
    Si je ne m’étais pas mis à fumer dès 14 ans, (c’est mon père qui m’avait offert mon premier paquet de cigarettes. Un rite de passage, a-t-il dû penser !), je ne me serais peut- être pas fait cet AVC et ne serais pas prisonnier ici dans cette forêt profonde de Wallonie.
     C’est le dégel, il pleut. Elle est triste, ma forêt wallonne en ce sombre petit matin glauque et moi aussi (par mimétisme, probablement).

    Monsieur Bonpain nous a quitté hier. Il a cessé de s’évader et d’imaginer des histoires rocambolesques. Il a retrouvé l’essentiel de sa mémoire. Il ne lui resterait qu’un petit problème d’hydrocéphalie de l’hémisphère droit à garder sous contrôle. Sournoisement, le liquide rachidien menacerait d’envahir cette partie de son cerveau. Si la pression devenait trop forte, il irait droit à la catastrophe.
     Il m’a expliqué qu’il lui suffira de se rendre dans n’importe quel garage hospitalier et de se faire faire une vidange. Il a imaginé qu’on pourrait même lui adapter un petit robinet lui permettant de réguler son hydrocéphalie lui-même.
     Monsieur Bompain était mon meilleur compagnon de regards irrespectueux sur notre :
CENTRE NEUROLOGIQUE WILLIAM LENNOX. A l’occasion de son départ il nous a épargné la Kidibul- party, tartes et chips. J’espère qu’ils ne se sont pas plantés
en lui rendant la liberté.

    Ce cher Gaston nous a quitté lui aussi. Il en avait assez de tous ces « connards » de médecins. Il a demandé à signer son bon de sortie et s’est évaporé dans la forêt profonde. Avant de disparaitre, il m’a fait un dernier coup pendable.
    « File moi une cigarette », me dit-il.
Il me prend le paquet, se sert, m’en tend généreusement une, nous les allume et empoche le paquet. Comme je le lui réclame, il me menace du poing en me déclarant que :
« Donner c’est donner, reprendre c’est voler ».
Je n’ai pas eu envie de me battre avec Gaston. J’ai une bonne réputation à maintenir et Gaston est un type plutôt bien baraqué.

    Me voilà obligé de partager mes récrés au smoking-kot avec l’une ou l’autre des trois grâces sinon toutes. Celle de ces harpies faucheuses de clopes que je redoute le plus, c’est Racine-Rousse.
   La voici, justement. Je feins de l’ignorer en mimant le type perdu dans une absence abyssale (posture normale ici). Elle cherche malgré tout à attirer mon attention par petites interjections stupides.
... « Fait froid, non ? »
... Silence glacial de ma part.
... « Fait humide ? »
... Je tire sur ma cigarette... Elle ajoute :
... « C’est bon ? »
... En aparté elle laisse tomber :
... « Y répond pas »...
... « Mon chien, y se promènerait pas, par ce temps-là »...
... « Je dois récupérer mon Kiki. »...
... « Suffit de signer mon bon de sortie »...
... « Y peuvent pas m’empêcher »...
... « T’en fume combien par jour ? »...
Je m’obstine à me taire.
... « Tiens, une voiture ! »...
... «    y fume au volent, ce gars !. » ...
... « Je conduis pas, moi ! »...
... « Je fume pourtant ! »
... « Y m’ont d’abord mis à Saint Jean. »...
... « Pouvais pas fumer, là-bas ! »...
Et enfin elle lâche le fatal :
... « T’aurais pas une clope, merde ? »
     J’ai cru être sauvé par l’apparition des deux autres harpies. C’était une erreur ! La première à venir m’aborder me demande un logique : « T’aurais pas une cigarette ».
    C’était prévisible ! J’en distribue donc à tout ce petit monde en priant ces dames avec insistance et mauvaise humeur de réfléchir à changer de dealer.
   Celle qui ne croit plus à Saint Nicolas depuis ses dix ans (pour les français, entendre Père Noël), commence à m’expliquer qu’elle a toujours été triste, que le malheur la poursuit et que sa vie misérable...
   ...Et moi, je craque !
    Je lui réponds sèchement qu’elle me pompe l’air avec ses insanités, que le bonheur ça existe, que ça peut même se conquérir, que c’est une petite bête qui s’apprivoise, qu’il faut de la patience et surtout qu’il faut Y CROIRE. D’ailleurs, je l’engage à s’y mettre tout de suite ou à se taire... ... Ses collègues la regardent, gênées.
    Et je la vois qui s’éclaire d’un grand sourire.
   « Je vais en parler à ma neuropsy, me répond-t-elle avec une naïveté désarmante. Et moi, je fond, me lève et l’embrasse sur les deux joues.
   Parfois, je me demande quelle image je renvoie à mes camarades. Peut-être certains me considèrent-ils comme un hybride entre le patient (ce qui les rassure) et un genre de médecin (ce qui doit les inquièter). Pour d’autres, je ne serais tout au plus qu’un puits sans fond,... à cigarettes.
Il serait peut-être temps de m’arrêter de fumer, mais j’en entends déjà certains me dire que :
« NON ! »
    Je les priverais des belles histoires du smoking-kot.
    D’ici là, je compte éviter d’y aller. Tant pis pour eux !

     Des nouvelles de frère Guillaume ?
    Il m’a dit hier qu’il devra rester encore à Lennox huit mois au moins. Son problème serait donc plus sérieux qu’il n’y paraît. J’ai remarqué deux affichettes sur la porte de sa chambre. Sur la première on peut lire :
    Frère Guillaume, ceci est votre chambre.
    Marqué sur la deuxième :
    Frère Guillaume, n’oubliez pas votre carnet mémoire.
    C’est ça, le surréalisme à la Belge.

     Quoi de neuf du côté de Hurle-Vent !
    Je pense à présent que ses longs cris ne sont que des signaux adressés aux infirmières. Celles-ci me l’ont d’ailleurs confirmé. Mon hurlante voisine ne sait pas encore pousser sur le bouton d’appel.
    Hurle-Vent serait donc une sirène. Pourtant son chant irrésistible ne m’a pas contraint à me ligoter au pied de mon lit. Je peux résister à l’envoûtement ses appels.
    En a-t-elle perdu pour autant de son mystère ? Oui, certainement ! Désolé, Jean-Pierre. Au début, elle n’était qu’une pathétique étrangère.
Progressivement, elle devient une patiente comme les autres. Elle semble en avoir pris conscience. 
    Comme nous tous, elle habite dorénavant à William Lennox. Elle est des nôtres. Elle va mieux, circule en chaise dans les couloirs, marche comme un zombie entre deux kinés et me salue au passage.
    C’est peut-être la fin d’un mythe, mais c’est certainement le début de la guérison d’une jeune maman.

Un chez qui j’ai éveillé des phantasmes grâce à Hurle- Vent, c’est mon ami Jean-Pierre, l’écrivain antillais. Il s’est même fendu de deux mails. Je vous les livre. Comme chaque fois, ils ne manquent pas d’intérêt.

Très cher Stan,
     Il est 5h30 du matin aux Antilles et je viens d'achever la deuxième lecture de ta chronique n° 10.
    Non, il ne faut pas rêver, je ne me suis pas réveillé spécialement pour plonger dans tes lignes, même si la première lecture d'hier soir m'avait laissé circonspect et affamé, mais, ainsi que je te l'ai dit, ma fesse gauche, fleurie d'un zona ne me laisse pas une nuit entière sans m'imposer des douleurs qui valent une sonnerie de clairon pour me pousser hors du lit.
    Dans ce cas, il n'est rien de tel que la douleur des autres pour oublier la sienne qui se réduit finalement à une banale histoire de fesse gauche politiquement correcte, et ta chronique, au fil des jours devient pour moi le décor et la trame d'un roman policier que ne renierait pas Agatha Christie.
    Ce matin, je me demande qui de Polo, Gaston ou "Fildef" va mourir assassiné par un complot de trois harpies grandes fumeuses devant l'éternel et si la "la belle hurleuse" n'est pas affectée par des rêves prémonitoires de cet évènement à venir .Si crime il y a, je tiens à te rassurer, tu ne risques rien...normalement le narrateur résiste aux assassins dans la plupart des bons romans policiers !!!
Je tiens à te féliciter de l'originalité de la construction de ton roman. Nous avons un témoin prémonitoire mais incapable de témoigner, 3 armes du crime: - les chaussettes rayées et, ou, -les timbres à fil de Fildeuf, - la télécommande de Dupond.
    Un mobile...le besoin de nicotine, finalement au moins quatre suspectes: les harpies fumeuses, Un Gaston pas très clair. Et pas encore de victime même si l'inspecteur Del Tombe est déjà là pour représenter la police scientifique et te fait, à ton insu, des prélèvements d'ADN dans les capsules.
Bon, mais maintenant, désolé Stany, mais il faut que cela saigne! Je ne suis pas sur la scène du futur crime, mais je pense qu'il faut que tu te décides à tirer à la courte paille pour choisir la victime. Je ne puis que te suggérer de sortir de ta manche l'unique infirmière acariâtre de la forêt wallonne, mais je laisse à ton talent le soin d'un rebondissement savoureux et plus surprenant que mes propositions d'antillais insomniaque pour cause de fesse gauche douloureuse.
    Cher Stan, encore merci de nous faire partager, de nos abris confortables, ton quotidien finalement moins ennuyeux que nous le redoutions pour toi. Bref, j'attends la chronique N°11 avec impatience.
    
    Bien amicalement Jean-Pierre


Mon cher Stan,

    Sur ma première lecture, j'avais laissé de coté tes escarmouches anticléricales, mais je ne sais pourquoi je me suis pris d'empathie pour tes moinillons et nonnettes rougissants sous tes suspicions de concupiscence et je n'ai imaginé en eux que des post-adolescents émerveillés par les bonheurs de la vie. Comment peut-on aimer Dieu et croire en lui sans avoir connaissance du plaisir charnel et de l'amour qui sont les seules preuves qu'il existe vraiment et peut être bon et généreux !!!
    Je t'ai presque trouvé cruel de vouloir les acculer à reconnaître soit leur renoncement soit leurs jeux innocents alors que tu nous les présentais avec leur fraîcheur dans le bonheur discret de leurs chants religieux ou de patronages scout. Malgré mes tristes expérimentations judéo-chrétiennes de collège où des sœurs revêches et des prêtres frustrés présidaient mon éducation, j’ai ressenti en découvrant tes visiteurs avec toi, une grande vague de compassion...l’âge peut-être !
    J'ai en revanche plus de mal à croire que tes trois harpies quémandeuses de cigarettes ont pu un jour remercier Dieu des plaisirs dont il les a comblées dans les bras d'un homme, aurait-il été grand fumeur de Havane ou simplement de Gitanes.....
    Tu annonces tes deux dernières chroniques avec délectation, sache que ce plaisir n'est pas partagé et que pour ma part j'aimerais que tu continue à nous écrire même lorsque tu penseras avoir retrouvé le luxe, le calme et la volupté d'un Saint Barth où les protagonistes plus nombreux qu'à Lennox des Ardennes ont souvent des préoccupations moins primordiales que ces gens que tu vas quitter.
  
Bien à toi. J-P

PS : JP Ballagny sortira sous peu un recueil de nouvelles.

« RENCONTRES » 
ou
Petit guide des hasards apprivoisés
aux éditions de l’île.

    A sa demande, je lui ai pondu la (possible) préface suivante :
  
   Au moment où, à la barre de son sloop « Raboliot », Jean-Pierre Ballagny débarquait à St Barth, quelques rêveurs d’aventure dont, depuis peu j’étais, y avaient déjà mouillé leurs ancres.
Lui aussi, la tête dans les étoiles, avait ressenti cette furieuse envie de labourer les océans.
    Lorsque je le rencontrai à son bord, je compris vite que ce Raboliot des mers, bucheron des vagues, braconnier des mystères, peintre des femmes ensoleillées allait me stupéfier. Cet homme avait su écouter au travers de la coque les filets d’eau
qui frissonnent sur la joue de son étrave. Il avait su comment suivre le chant des dauphins, su humer les parfums de terres mystérieuses.
    Les histoires étranges des gens de là-bas, il en parlait déjà si bien dans sa peinture. Il lui restait à leur donner une voix.
    Mon ami le peintre voyageur a posé momentanément son pinceau pour prendre la plume, mais dans le raffinement de son écriture, la palette de l’artiste transparaît encore.
   Il pose des mots en couleurs, des ambiances en odeurs, comme si ces voix lui avaient manqué dans ses tableaux.
   Lire du Ballagny c’est :
A l’ombre d’un latanier, sous la douceur d’un souffle d’alizé, un verre de vieux rhum en main, déguster des images devenues mémoire, chargées de chaleur moite, de parfums, des sonorités.

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    Oui, mon ami, je les quitterai bientôt, mes personnages Lennoxiens. J’ignore si il y aura un crime ou pas.
    Il s’agit ici de chroniques. Ce n’est donc pas moi qui noue et dénoue les intrigues mais mes amis patients. Ils le font au gré des jours qui passent.
    Cependant, je suis flatté que tu les aies lues comme un roman. Voilà que tu me donnes une idée à exploiter !

    Encore huit fois dormir et ce sera la quille !
    Je retrouverai ma famille du cœur de St Barth. Pourtant quelque chose me dit que je pourrais bien, en abandonnant mes amis de William Lennox, avoir quelques regrets.
Même les plus chiants d’entre eux m’auront donné le bonheur de chercher à les comprendre.
   
LA CURIOSITE N’EST PAS UN VILAIN DEFAUT.



PETITE CHRONIQUE HOSPITALIERE N°12

    J’entame donc ma dernière semaine de revalidation dans la profonde forêt wallonne au :

CENTRE NEUROLOGIQUE WILLIAM LENNOX.

     Mardi gras, j’ai reçu la visite de deux journalistes du « Moustique » qui est pour la « Gelbique » ce qu’il y a de plus approchant du « Télérama » français en un peu moins intellectuel peut-être !
Mes chroniques ont viré voyageuses. Certains de mes lecteurs les ont refilées à d’autres qui les ont fourguées à d’autres encore. Telles des bouteilles à la mer, elles ont fini, par ricochets successifs, à mollement s’échouer à la rédaction de ce vénérable canard.
    J’ai fini par comprendre je chemin tortueux qu’avaient pris mes écrits. Dans mon petit pays où tout le monde se connait plus ou moins, c’est Juju, le fils d’un vieil ami que je vois débarquer. Il a bien grandi, le gamin devenu journaliste ! Il est arrivé à Lennox flanqué d’Alexis son photographe. On aurait dit « de la Batelière », dans les bijoux de la Castafiore, venu interviewer le capitaine Haddock et sa cantatrice préférée pour « Paris Flach ».

    Notre Castafiore de Lennox, quant à elle, nous a quitté il y a peu. Elle manque à nos repas qu’elle savait si bien animer de son grand rire d’opérette.
    L’arrivée de ces journaleux tombe à pic. Notre centre neurologique de la forêt wallonne profonde fêtant Carnaval, j’étais affublé de mon sublîîîme uniforme de Capitaine Corsaire du 18ème siècle. Métamorphosé ainsi en « Vent Debout », (mon vrai nom patagon de rêveur d’aventure), je m’estimais avoir une gueule folle.
    A ma grande déception, tout le monde me pris pour... 
... NAPOLEON !
    M’aurait-on enfermé dans un asile psychiatrique ?
   Comme moi, nos infirmières, médecins, érgos, kinés et nombre de patient déambulaient, déguisés. Sous les grimages, on pouvait deviner qui était, papillon sorcière, Fifi Brin d’acier, pirate, abeille et autre gitane. Ceux-ci rivalisaient avec certains patients qui se poursuivaient en chaises roulantes. Ils s’étaient accoutrés de cotillons- turlututus-chapeaux-pointus.
    Le photographe en eut plein les mirettes, ses objectifs aussi. Juju et lui eurent la possibilité de me suivre durant toute une journée de revalidation. Ils ont interviewé kinés, ergos, médecins, infirmières et, délicatement, certains de mes personnages préférés. Estelle, deux des trois grâces, Dupond et le petit jeune homme en étaient.
    Mes visiteurs prévoient d’écrire et d’illustrer un article de quatre pages sur Lennox Déjà bien connu du monde médical, il le deviendra du grand public. Certains ne manqueront certainement pas de s’inventer des problèmes neurologiques pour se payer un merveilleux séjour dans le

CLUB MED de WILLIAM LENNOX
en profonde forêt wallonne.

   A propos du petit jeune homme, il est passé au premier étage, marche bien et s’exprime avec plus d’aisance. Là, il a rencontré d’autres jeunes. Il s’est si bien adapté que je l’ai croisé au smoking-kot frimant avec une cigarette au bec. En voilà un qui n’a pas tardé à se socialiser. Pourvu qu’il n’attaque pas les infirmières à coup de fourchette comme ce tristement célèbre Kévin-Farid.
    Avec lui, il y avait aussi « Quasimodo alias le Turc », un curieux petit bonhomme à l’air chafouin.   
     C’est un revenant à Lennox. Il n’a tenu que trois semaines en liberté. Il m’angoisse un peu. Il vient me trouver et m’exhibe une montre en or de grande marque et un genre d’Ipad dont il voudrait connaître le prix. Il me demande la faveur d’une recherche sur internet via mon Mac. Quelque chose me dit que ce type n’a pas dû perdre son temps à l’extérieur.
   Une fois qu’il s’est emparé de mon ordinateur, plus moyen de l’en détacher. Comme il a une mauvaise vue, je dois lui prêter mes lunettes. Mais il a besoin de mon aide pour certaines manips.
    Mes besicles volent donc d’un nez à l’autre. Je commence à en avoir assez de ce va et viens lorsque mon téléphone sonne.
     C’est Diane, ma chère « Aristo-chatte ».
    Elle avait visité ma dernière exposition en mon absence. J’étais déjà à l’hôpital. J’avais dix-huit ans et elle dix-sept lorsque nous eûmes ce petit flirt adolescent. Nous ne nous étions plus vus depuis.
    Cinquante-deux ans plus tard elle me rendait visite dans ma forêt profonde de Wal...etc.
    Comme moi, elle a pris un peu d’âge, mais elle garde une allure folle, mon « Aristo-chatte ».
   Quasimodo me pompe sérieusement à l’air. Il continue à me questionner en m’arrachant mes lunettes.
    Je te signale que je suis au téléphone », lui dis-je irrité et je le vois, vexé, quitter ma chambre sans un merci. Ma conversation reprise, Diane me propose d’apprendre à dire « NON ». J’ai déjà essayé, je n’y arrive pas très bien.
On ne se refait pas à mon âge.

    Ce vendredi matin, jour de mon départ définitif, je me réveille comme chaque jour au son des cloches du monastère. Aux premières lueurs d’une aube laiteuse je ne vois plus de forêt profonde. Gommée par un brouillard épais, Lennox dérive peut-être dans les nuages. Je pense que j’ai encore tant à vous dire sur ce lieu étrange ou j’aurai vécu je ne sais plus combien de temps.

    Hurle-Vent ne crie plus depuis lundi. Elle pleure !

     Je ne vous ai pas encore parlé de cette vieille dame en chaise, Très catholique, elle s’étonnait de ne pas m’avoir vu à la messe. Ayant appris que j’étais artiste, elle voulait me faire peindre le miracle de « la pèche miraculeuse » en vue d’une broderie qu’elle réaliserait sur une nappe pour l’autel de notre chapelle. Je me cassais déjà les dents sur le sujet lorsque mon érgo vint à mon secours en me signalant que ma grenouille de bénitier a peu de chances de pouvoir un jour réenfiler une aiguille. J’ai eu la lâcheté de penser que la vieille dame ne se souviendrait plus de la promesse.
    J’ai eu raison !

     Vous ais-je déjà parlé de mon ami, Monsieur Renard. Il s’est retrouvé un beau matin hémiplégique droit. Il porte une élégante barbe de cinq jours, a le regard perçant, ironique. Bien qu’il soit devenu muet, nous discutons souvent par gestes. Je le comprends très bien. Je suis même devenu son traducteur officiel. Au petit déjeuner, nous formons avec Estelle un trio hilare. Une tartine et un jus d’orange servant à masquer une redoutable potion pour elle, une négociation à propos de ses médicaments pour lui. J’ai viré assistant médical.

    Je ne vous ai pas encore présenté quelques acteurs étonnants de notre centre neurologique.
    Il y a ce pauvre homme trépané au visage agréable. Il a le crâne si défoncé qu’on croirait qu’on lui a prélevé le tiers du cerveau à la louche. Sur ce deux tiers de crâne rasé, une large cicatrice en « Y » achève de cicatriser. Il est muet lui aussi.
   Il y a aussi celui que je croise parfois poussé dans sa chaise et qui est si tordu qu’on croirait le contorsionniste grimaçant de quelque baraque aux horreurs d’une foire d’autrefois. Il pointe un doigt vers le ciel en guise d’avertissement. Peut-être me menace-t-il d’apocalypse ?
    Il y en a tant d’autres qui tous mériteraient mon attention, un regard ami.
N’en jetez plus, mon cœur est plein !

    Je vous épargnerai mes adieux au monde neurologique de William Lennox. Je n’ai oublié personne a l’exception de Rose que j’irai embrasser à mon retour de voyage avec tous les autres. J’étais très ému. Certains l’étaient aussi.
    Carmen qui viendra me chercher à seize heures trente. C’est une amie généreuse est ponctuelle !
Nous descendrons l’étroite route forestière qui serpente jusqu’à l’orée. Nous passerons devant le mystérieux château de Clerlande, ensuite à proximité du monastère Saint André de Clerlande. Enfin, nous prendrons à droite à hauteur    de    « La    Boule    de    Cristal »    et    prendrons l’autoroute de Bruxelles.